Réfléchir ou apprendre : les deux visages de l’IA

L’intelligence artificielle a fait une entrée fracassante dans notre quotidien, bouleversant nos façons de travailler, de créer et d’apprendre. Depuis le lancement de ChatGPT fin 2022, les intelligences artificielles génératives ont pris une place prépondérante dans le paysage éducatif mondial. Cette révolution technologique soulève des questions fondamentales sur notre rapport au savoir, à l’apprentissage et à la réflexion critique. Face à ces outils capables de produire instantanément des contenus élaborés, élèves, étudiants et enseignants se retrouvent confrontés à un dilemme majeur : utiliser l’IA comme raccourci vers la connaissance ou comme partenaire de réflexion approfondie ?

L’IA générative : révolution dans l’apprentissage scolaire

Les intelligences artificielles génératives, ces systèmes algorithmiques capables de produire du contenu original à partir de grandes quantités de données, ont révolutionné notre approche de l’apprentissage. Contrairement aux idées reçues, ces technologies ne sont pas vraiment « intelligentes » – elles ne réfléchissent pas et ne ressentent rien. Elles fonctionnent grâce à des algorithmes entraînés sur d’immenses jeux de données pour reconnaître et reproduire des modèles. L’évolution des LLM (Large Language Models) illustre parfaitement cette progression fulgurante qui a abouti à des outils comme ChatGPT ou Bard.

L’adoption rapide de l’intelligence artificielle dans les milieux éducatifs

L’intégration des technologies d’intelligence artificielle dans l’éducation s’est faite à une vitesse stupéfiante. Selon une étude américaine de mai 2024, 82% des étudiants universitaires et 72% des élèves du primaire et du secondaire utilisent déjà l’intelligence artificielle dans le cadre de leurs études. Cette adoption massive s’explique par l’accessibilité de ces outils et leur capacité à fournir des réponses instantanées à des problèmes complexes.

Les élèves et étudiants ont rapidement saisi le potentiel de ces nouvelles technologies pour les aider dans leurs travaux quotidiens. Rédaction de dissertations, résolution de problèmes mathématiques, synthèse d’informations… l’intelligence artificielle est devenue un véritable « partenaire de classe » pour de nombreux apprenants. Cette réalité place le système éducatif face à un défi majeur : comment s’adapter à cette présence désormais incontournable ?

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Chatgpt et les devoirs : la tentation du raccourci

Face à la difficulté inhérente à l’apprentissage, qui demande effort et persévérance, l’IA générative offre une solution séduisante : obtenir des réponses toutes faites sans passer par le processus d’assimilation des connaissances. Comme le souligne Ethan Mollick, professeur à la Wharton School, « l’effort intellectuel est l’essence même de l’apprentissage ». Or, ChatGPT et ses semblables proposent justement d’éviter cet effort.

L’intelligence artificielle ne doit pas remplacer le processus d’apprentissage, mais l’enrichir. La véritable valeur éducative réside dans la démarche intellectuelle et non dans le résultat final.

Ce phénomène, que l’on pourrait appeler « l’apocalypse des devoirs », inquiète de nombreux pédagogues. Les recherches montrent que les étudiants qui délèguent entièrement la réalisation de leurs travaux à l’IA voient leurs performances aux examens chuter significativement. Une étude menée par des chercheurs de l’Université de Pennsylvanie révèle que l’utilisation de ChatGPT standard pour les devoirs a fait augmenter les notes des devoirs, mais a entraîné une baisse de 17% aux examens finaux.

Les illusions cognitives créées par l’usage de l’intelligence artificielle

L’utilisation de l’intelligence artificielle dans un contexte éducatif peut créer plusieurs types d’illusions qui affectent tant les enseignants que les apprenants. Ces biais cognitifs risquent de fausser notre perception de l’apprentissage réel et de l’efficacité des outils d’intelligence artificielle.

L’illusion de la détection par les enseignants

De nombreux enseignants pensent pouvoir facilement identifier les travaux générés par l’IA. Cette confiance est souvent injustifiée. Les progrès rapides des modèles de langage ont rendu la détection de plus en plus difficile, voire impossible dans certains cas. Les détecteurs d’intelligence artificielle existants présentent des taux élevés de faux positifs et ne peuvent pas détecter avec précision les textes qui ont fait l’objet de plusieurs révisions ou qui ont été générés à l’aide de prompts sophistiqués.

Cette illusion de détection peut conduire à des situations injustes où des travaux authentiques sont accusés d’avoir été générés par l’intelligence artificielle, tandis que de véritables fraudes passent inaperçues. L’adaptation des pratiques pédagogiques et d’évaluation devient donc une nécessité face à cette réalité technologique.

La connaissance illusoire chez les étudiants

Le second type d’illusion concerne les apprenants eux-mêmes. Une étude menée à l’Université Rutgers en 2020 a révélé que les étudiants ne réalisent pas que certaines stratégies d’apprentissage nuisent à leurs résultats finaux. Ils peuvent avoir l’impression d’apprendre en utilisant l’IA, alors qu’ils se contentent de recueillir des informations sans les assimiler véritablement.

Ce phénomène de « connaissance illusoire » est particulièrement pernicieux car il donne à l’utilisateur un faux sentiment de maîtrise. L’étudiant croit comprendre un sujet parce qu’il a obtenu une réponse claire de l’intelligence artificielle, sans avoir effectué le travail cognitif nécessaire à une véritable compréhension. Cette illusion peut créer un écart significatif entre la perception qu’a l’étudiant de ses connaissances et sa capacité réelle à les mobiliser lors d’examens ou dans des situations pratiques.

L’intelligence artificielle comme partenaire de réflexion

Au-delà de ses usages problématiques, l’IA peut également jouer un rôle positif dans le processus d’apprentissage lorsqu’elle est utilisée comme un outil de réflexion plutôt que comme un substitut à l’effort intellectuel. Elle peut devenir un véritable partenaire de pensée, stimulant la réflexion critique et approfondissant la compréhension des sujets complexes.

Le prompt engineering : formuler des requêtes qui stimulent la pensée

L’art de formuler des requêtes pertinentes à l’intelligence artificielle, souvent appelé « prompt engineering », constitue en soi un exercice intellectuel précieux. Pour obtenir des réponses utiles de l’IA, l’utilisateur doit clarifier sa pensée, définir précisément ce qu’il recherche et structurer sa demande de manière cohérente. Cette démarche renforce les compétences métacognitives et encourage une approche réfléchie de la recherche d’information.

Les requêtes bien conçues permettent d’explorer un sujet sous différents angles, de comparer plusieurs perspectives ou d’approfondir progressivement une question. Par exemple, plutôt que de demander « Explique-moi la Seconde Guerre mondiale », une requête plus stimulante pourrait être « Compare les interprétations économiques et idéologiques des causes de la Seconde Guerre mondiale, puis analyse leurs forces et faiblesses respectives ».

  1. Formuler une question précise qui délimite clairement le sujet
  2. Demander plusieurs perspectives ou approches sur la même question
  3. Solliciter une analyse critique des informations fournies
  4. Interroger l’IA sur les limites ou incertitudes de ses réponses
  5. Utiliser les réponses obtenues comme point de départ pour une réflexion personnelle

Développer l’esprit critique avec l’aide de l’intelligence artificielle

L’intelligence artificielle peut servir d’outil pour développer l’esprit critique des apprenants. En confrontant les réponses de l’intelligence artificielle à d’autres sources d’information, en identifiant ses éventuelles erreurs ou biais, et en évaluant la qualité de ses arguments, les utilisateurs renforcent leur capacité d’analyse et de jugement.

L’intelligence artificielle peut également jouer le rôle d’interlocuteur intellectuel , proposant des contre-arguments ou des perspectives alternatives qui obligent l’apprenant à consolider son raisonnement. Cette dialectique homme-machine permet d’approfondir la compréhension d’un sujet et d’affiner la pensée critique.

Des projets comme FAIR ENOUGH proposent justement des expériences interactives permettant aux jeunes de développer leur esprit critique face à l’intelligence artificielle en explorant des dilemmes éthiques et des questions complexes liées à ces technologies.

Les enseignants enrichis par l’IA plutôt que remplacés

Contrairement aux craintes initiales, les enseignants ne sont pas menacés d’être remplacés par l’IA, mais plutôt appelés à intégrer ces outils dans leur pratique pédagogique. Selon une étude qualitative récente, les enseignants qui tirent le plus grand bénéfice de l’intelligence artificielle sont ceux qui l’utilisent à la fois pour créer du contenu pédagogique et pour enrichir leur propre réflexion sur les sujets qu’ils enseignent.

De l’outil de génération de contenu à l’assistant pédagogique

L’évolution de l’usage de l’IA par les enseignants suit généralement une progression naturelle : d’abord utilisée comme simple générateur de contenu (création de fiches, de quizz, de supports de cours), elle devient progressivement un véritable assistant pédagogique qui aide à concevoir des stratégies d’enseignement plus efficaces et personnalisées.

Par exemple, un enseignant peut demander à l’intelligence artificielle de lui suggérer différentes façons d’expliquer un concept mathématique complexe à des élèves aux profils d’apprentissage variés, ou de l’aider à analyser ce qui fait la spécificité d’un mouvement littéraire. L’IA devient alors un outil de réflexion pédagogique qui permet d’explorer de nouvelles approches d’enseignement.

  • Création de ressources pédagogiques adaptées à différents niveaux
  • Génération d’exemples variés pour illustrer des concepts
  • Élaboration de questions stimulantes pour animer les discussions
  • Identification de connexions interdisciplinaires entre les sujets enseignés

Les limites fondamentales de l’intelligence artificielle

Malgré les avancées spectaculaires des technologies d’intelligence artificielle, il est essentiel de comprendre leurs limites intrinsèques pour éviter les attentes irréalistes et les usages inappropriés. Ces limites ne diminuent pas leur utilité, mais définissent le cadre dans lequel elles peuvent être employées efficacement.

L’intelligence artificielle n’est pas « intelligente » : comprendre son fonctionnement réel

Contrairement à ce que suggère son nom, l’intelligence artificielle n’est pas véritablement intelligente au sens humain du terme. Les systèmes d’intelligence artificielle actuels, même les plus sophistiqués comme GPT-4, ne comprennent pas réellement le contenu qu’ils génèrent. Ils fonctionnent en identifiant des modèles statistiques dans d’immenses corpus de données et en prédisant les séquences de mots les plus probables.

Ces systèmes n’ont ni conscience, ni intentions, ni compréhension conceptuelle du monde. Comme l’explique Sorbonne Université dans ses recherches, ils sont capables de produire des textes cohérents et parfois brillants, mais sans véritable compréhension du sens. Cette limitation fondamentale explique pourquoi les IA peuvent parfois générer des informations factuellement incorrectes tout en les présentant avec assurance.

Se rappeler que la machine n’est pas plus infaillible que l’humain. Il s’agit d’un outil et c’est de cette façon qu’il faut s’en servir. Face à l’IA, ce principe fonctionne très bien : les machines proposent des réponses… incertaines. Et ces réponses nous amènent à réfléchir pour décider, au final, de ce que l’on en fait.

Les biais algorithmiques et leurs impacts sur l’apprentissage

Les systèmes d’intelligence artificielle sont entraînés sur des données produites par des humains et héritent donc inévitablement des biais présents dans ces données. Ces biais peuvent concerner le genre, l’origine ethnique, la culture, les opinions politiques ou d’autres aspects de la diversité humaine. Dans un contexte éducatif, ces biais peuvent affecter la qualité et l’équité de l’apprentissage en présentant des perspectives limitées ou en perpétuant des stéréotypes.

Par exemple, une intelligence artificielle entraînée principalement sur des textes occidentaux aura une connaissance limitée des traditions philosophiques asiatiques ou africaines. De même, les algorithmes peuvent parfois reproduire des préjugés de genre dans leurs recommandations professionnelles ou académiques. Ces biais algorithmiques nécessitent une vigilance constante et une approche critique de la part des utilisateurs, en particulier dans un contexte éducatif.

Les recherches menées par CNRS et d’autres institutions soulignent l’importance d’une approche critique face aux résultats fournis par l’IA, particulièrement lorsqu’ils touchent à des questions socialement sensibles ou complexes.

Le coût environnemental de l’IA générative

L’utilisation massive de l’intelligence artificielle générative a un impact environnemental considérable qui reste souvent invisible aux utilisateurs. L’entraînement des grands modèles de langage nécessite une puissance de calcul colossale, générant une empreinte carbone significative. Selon une étude de l’Université de Massachusetts, l’entraînement d’un seul modèle de langage peut émettre autant de CO2 que cinq voitures pendant toute leur durée de vie.

Cette réalité environnementale pose des questions éthiques importantes sur l’utilisation massive de l’IA dans l’éducation. Les établissements d’enseignement doivent trouver un équilibre entre l’exploitation des bénéfices pédagogiques de l’intelligence artificielle et la responsabilité environnementale.

Vers une utilisation éthique et efficace de l’IA en éducation

Repenser l’évaluation à l’ère de l’intelligence artificielle

Face à l’omniprésence de l’IA, les méthodes traditionnelles d’évaluation doivent évoluer. Les examens sur table et les devoirs à la maison classiques ne permettent plus de mesurer efficacement les compétences réelles des élèves. Il devient nécessaire de concevoir de nouvelles formes d’évaluation qui intègrent l’usage de l’IA tout en valorisant la réflexion personnelle.

Certains établissements expérimentent déjà des formats innovants : présentations orales enrichies par l’IA, projets collaboratifs utilisant des outils d’intelligence artificielle, ou encore examens « open AI » où l’utilisation de l’IA est autorisée mais doit être explicitée et justifiée.

L’accompagnement structuré : clé du succès avec l’IA

Pour maximiser les bénéfices de l’IA tout en minimisant ses risques, un accompagnement structuré des apprenants est indispensable. Cela implique la mise en place de cadres d’utilisation clairs, la formation aux bonnes pratiques et un suivi régulier des progrès réalisés.

L’accompagnement ne doit pas se limiter à des règles d’utilisation, mais doit inclure une véritable réflexion sur la place de l’intelligence artificielle dans le processus d’apprentissage.

Sensibiliser les jeunes aux enjeux éthiques de l’intelligence artificielle

La formation aux aspects éthiques de l’intelligence artificielle devient aussi importante que l’apprentissage de son utilisation technique. Les élèves doivent comprendre les implications sociales, économiques et environnementales de ces technologies pour en faire un usage responsable.

Le projet FAIR ENOUGH : apprendre à questionner l’intelligence artificielle

Des initiatives comme le projet FAIR ENOUGH proposent des cadres pédagogiques pour aborder ces questions éthiques avec les jeunes. À travers des ateliers interactifs et des cas pratiques, les élèves développent leur capacité à porter un regard critique sur l’intelligence artificielle et ses impacts.

Transformer notre relation avec l’intelligence artificielle

De la peur à l’apprivoisement des technologies

Le passage de la crainte initiale face à l’IA à une utilisation maîtrisée nécessite un changement de perspective. Il s’agit de dépasser les fantasmes dystopiques pour développer une approche pragmatique et équilibrée de ces technologies.

La complémentarité homme-machine plutôt que la substitution

L’avenir de l’éducation ne réside pas dans le remplacement des capacités humaines par l’IA, mais dans une synergie intelligente entre les deux. Les compétences uniquement humaines comme l’empathie, la créativité et le jugement éthique restent irremplaçables.

Préparer les jeunes générations au monde de 2050

L’enjeu fondamental est de former des individus capables d’évoluer dans un monde où l’IA sera omniprésente. Cela implique de développer des compétences adaptatives, une pensée critique robuste et une capacité à utiliser l’intelligence artificielle comme un outil au service de l’intelligence humaine plutôt que comme un substitut à celle-ci.

Les établissements d’enseignement doivent donc s’adapter pour préparer les élèves à ce futur, en intégrant l’intelligence artificielle de manière réfléchie dans leurs pratiques pédagogiques tout en préservant les fondamentaux de l’apprentissage et du développement personnel.